David Roessli
Une des choses les plus stupides que j'ai faites dans ma vie s'est déroulée là.
Philippe venait juste d'acheter son appartement, il n'était même pas meublé et nous y passions une première soirée.
Après avoir ingurgité diverses boissons alcoolisées nous nous mîmes dans l'idée de jouer à la marelle.
Pour ce faire nous traçâmes sur le sol le schéma de la marelle avec de l'adhésif et nous commençâmes à sauter à pieds joints vers le ciel.
Puis lassés par cette activité, nous commençâmes à jouer au foot avec une balle de tennis qui traînait dans un coin par je ne sais quel hasard.
Les coups répétés à 11 heures du soir de la balle contre les murs de l'appartement attirèrent vite les voisins.
Ceux ci sonnérent, tapèrent à la porte mais nous n'entendions rien, pris dans notre partie devenue cruciale pour la suite du championnat.
Ils poussérent la porte mal fermée et découvrirent là 5 ou 6 dadais dans la vingtaine, torse nu, suant, courant de partout dans la grande pièce unique.
Évidement cette entrée calma vite nos ardeurs footballistiques et nous nous excusâmes platement.
Ce fut ensuite 15 ans de soirées, d'apéros, de visions de films plus ou moins impérissables ("Street Trash" en tête), de riffs de guitare écornés, de milliers de titres de Johnny Lee Hooker, Madonna, Jesus Lizard ou Darkthrone, de repas à base de pates, de litres de café et d'alcool de toutes sortes, d'hectares de tabac fumés qui se succédèrent là.
Nous y refirent le monde à notre manière, à coup de virulentes discussions, d'explications plus ou moins foireuses, de théories fumantes, de départ tonitruants.
Des enfants commencèrent à marcher sur ce carrelage peu souvent lavé (il ne valait mieux pas laisser tomber ses chips).
L'influence d'une fille se fit sentir les derniers temps dans la décoration qui de têtes de mort et de canettes de bière devint plus Ikéesque à base de bougies et de canapé en rotin.
Une machine à laver fit même son apparition, remplaçant en cela les corbeilles de linge sale apportées à maman chaque semaine.
L'influence de la fille ne s'est pas limitée aux tapis.
Elle habite ailleurs.
Alors Philippe est partit la rejoindre, dans cet ailleurs moins solitaire, moins masculin, moins à base de centaines de CD's de groupes de black metal (une passion tardive, symbole d'une certaine crise de la trentaine) et de DVD d'horreur (une passion ancienne et jamais démentie).
Et l'appartement est devenu de plus en plus vide, Philippe de moins en moins visible.
Puis l'appartement a été mis en vente et vendu.
Il a été rendu à son silence inaugural, à ses murs nus, qui cachent peut être encore sous la tapisserie ces marques de balle de tennis.
Un coup d'éponge et bientôt il n'y aura, là, plus rien.